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Les mutations soviétiques: Analyses et politiques occidentales

Robert M. Cutler

Abstract: La perestroïka annoncée par Gorbatchev a déclenché non seulement une avalanche de réformes dans son pays mais aussi une pléthore d'analyses et de projets de recherche en Occident. Cet article analyse cinq ouvrages qui représentent un échantillon de la première génération des analyses des mutations de la politique soviétique externe et interne. Les essais qu'ils contiennent se classent sous cinq rubriques: l'histoire et l'idéologie, les mutations actuelles du système politique soviétique, la médiation entre ces mutations politiques et les mutations sociales, la politique étrangère américaine face à Gorbatchev, et la dimension européenne des relations est-ouest.

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  1. L'histoire et l'idéologie
  2. Les mutations actuelles du système soviétique
  3. La médiation entre les mutations politiques et sociales
  4. Les mutations du système soviétique et la politique internationale: les États-Unis
  5. Les mutations du système soviétique et la politique internationale: l'Europe occidentale et l'Europe de l'Est
  6. Conclusion
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Robert M. Cutler, “Les mutations soviétiques: Analyses et politiques occidentales,” Études internationales 21, no. 1 (March 1990): 153–164, available at ⟨http://www.robertcutler.org/download/html/ar90ei.html⟩, accessed 15 November 2024 .


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Les mutations soviétiques: Analyses et politiques occidentales

La perestroïka annoncée par Gorbatchev a déclenché non seulement une avalanche de réformes dans son pays mais aussi une pléthore d’analyses et de projets de recherche en Occident. Seweryn Bialer, professeur à Columbia University, a édité deux volumes sous l’égide du East-West Forum sur ces thèmes. L’un cherche à analyser les réformes en tant que telles [1], tandis que l’autre cherche à en cerner la signification pour la politique occidentale [2]. Le co-éditeur de ce dernier volume, Michael Mandelbaum, est lui-même éditeur d’un livre plus mince publié par le Council on Foreign Relations à la suite d’un séminaire qu’il avait organisé sur les attitudes des divers pays occidentaux vis-à-vis l’Union soviétique [5]. Un autre court volume rassemble les résultats d’un séminaire organisé par l’Institute for East-West Security Studies, seul organisme nord-américain ayant pour vocation de promouvoir la résolution des questions de la sécurité européenne en réunissant des spécialistes de l’Europe de l’Ouest et de l’Est [3]. Enfin, la monographie de Thomas F. Remington présente une série d’essais axés sur la question importante de la communication politique en URSS [4]. Remington porte une attention particulière à la formation politique de la société par le pouvoir, et aux moyens qu’utilise ce dernier pour ce faire. Son approche n’est ni idéologique ni théorique mais sociologique et empirique.

Ces ouvrages représentent un échantillon de la première génération des analyses des mutations

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en cours de la politique soviétique externe et interne. Les essais qu’ils contiennent se classent sous cinq rubriques: l’histoire et l’idéologie, les mutations actuelles du système politique soviétique, la médiation entre ces mutations politiques et les mutations sociales, la politique étrangère américaine face à Gorbatchev, et la dimension européenne des relations est-ouest.

1. L’histoire et l’idéologie

Dans son premier essai, Remington critique l’école de la «modernisation idéologique», i.e., les Occidentaux qui se basent surtout sur l’«idéologie» pour «expliquer» les événements en URSS [5: 3-28]. De telles analyses écrites pendant les années 70 n’ont pas reconnu «l’essence conservatrice des concepts élaborés pour ornementer de la doctrine» sous Brejnev, dit Remington, qui insiste que «même l’éclosion de la nouvelle pensée parrainnée par Gorbatchev ne tend aucunement pas vers la renonciation de l’autorité idéologique» [5: 25, 27]. Sans nier la signification des mots, Remington a raison de souligner la distinction entre la parole et le geste.

Brown [1: 1–40] distingue entre l’idéologie et la culture politique. La première équivaut au système de croyances qui fournit le point de départ des analyses officielles des faits sociaux. L’idéologie ne prescrit pas forcément les politiques adoptées, mais elle constitue la «problématique» officielle d’où sont nées lesdites politiques. Par contre, la culture politique s’établit plutôt «de bas en haut», comme perception commune des expériences vécues par des groupes sociaux ou par des nations. (Il va sans dire que l’idéologie et la culture politique ne sont pas indépendantes. Elles ne s’excluent pas mutuellement non plus.) Commençant par l’analyse des changements que Gorbatchev a introduits dans le discours politique, Brown examine les méthodes de contrôle qu’exerce le pouvoir (le centralisme démocratique dans le parti communiste et le rôle dirigeant du parti dans le pays). De telles méthodes sont aujourd’hui mises en question même au sien des milieux les plus élevés de la classe politique, où Gorbatchev semble parfois parrainer cette contestation par ses déclarations en faveur du «pluralisme socialiste». Gorbatchev ne cherche pas à renverser toutes les normes et valeurs soviétiques, auxquelles il adhère en grande partie, mais à suggérer de nouvelles attitudes et pratiques qui y seraient complémentaires.

Brown observe que la culture politique traditionnelle représente un obstacle formidable aux changements que Gorbatchev y introduirait. Il existe en effet de nombreuses sous-cultures politiques en URSS. Une analyse équilibrée doit se fonder sur une approche sociologique. Sheila Fitzpatrick [2: 37–62] souligne le manque d’une véritable tradition d’entrepreneurship en Russie. Elle établit l’opposition entre l’État et la société comme force motrice du changement en Union soviétique, mais l’analyse plus nuancée de Starr [2: 3–36] en cerne cinq forces motrices: les dirigeants politiques, les besoins de la défense nationale, les guerres catalyseurs de l’innovation, les crises économi-

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ques, et les révoltes des masses. En survolant toute l’histoire de la Russie, du quinzième siècle à nos jours, Starr constate que certains dirigeants étaient les tenants les plus féroces du changement tandis que certaines couches sociales étaient les plus conservatrices, toujours selon l’époque. A l’aide de cette optique historique, il distingue la présente situation en URSS des périodes antérieures, afin de mieux expliquer le caractère particulier de l’opposition entre les ralliements réformiste et conservateur aujourd’hui.

La seconde moitié du vingtième siècle retient l’attention de Robert Campbell [2: 65–95], qui passe en revue l’évolution du modèle économique soviétique, de la mort de Staline à celle de Brejnev. Il suit la performance du système au fil des années (hausse sous Khrouchtchev, baisse sous Brejnev) afin d’en saisir l’explication. Ce qui lui permet de constater les changements les plus importants dans la politique économique du pays, tout en soulignant les deux problèmes les plus importants qui persistent toujours: l’agriculture, et l’innovation et les progrès techniques. Hauslohner [1: 41–90] traite de l’aspect sociologique des réformes économiques que décrit Campbell. Hauslohner s’occupe tout particulièrement de la déstalinisation politique entreprise par Khrouchtchev—y compris la tentative de rétablir l’autorité du parti à l’aide de la diminution de la coercition et celle de renforcer la fidélité du public grâce à l’approvisionnement en biens économiques­­qu’il qualifie de racine des réformes de Gorbatchev. Cette approche permet à Hauslohner de préciser, en guise de conclusion, les dimensions d’un «contrat social» implicite, évidemment apparu entre le pouvoir et la société et nettement différencié selon la couche sociale visée. Ce contrat social conditionnerait, limiterait et dicterait même parfois, les politiques sociales et économiques que la direction politique se sentirait capable d’entreprendre.

2. Les mutations actuelles du système soviétique

Bialer [2: 231–299] évoque deux interprétations de l’histoire russe/soviétique: «la Russie arriérée» versus une appréciation «du flux et du reflux des changements qui apparaissent d’abord dans une sphère de la vie publique pour se traduire plus tard dans d’autres» [2: 251]. Exprimant sa préférence pour cette dernière, Bialer associe chaque période de flux aux premières années après la consolidation du pouvoir d’un nouveau dirigeant: Lénine, 1918­20; Staline, 1929­38; Khrouchtchev, 1957­64; et Gorbatchev, depuis 1985. Mais, curieusement, il qualifie les années de la «Nouvelle politique économique» (1921­28) aussi bien que les deux décennies de Brejnev (1964–82), de «périodes transitoires» qui permettraient aux contradictions de s’accumuler pour contraindre le leader suivant à innover. En plus, Bialer ne fait pas mention des années où Staline se présentait en avatar (1939­53), silence qui confirme une distinction insuffisante au niveau conceptuel, entre «cycle de changements» et «période transitoire».

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La discussion à laquelle Bialer se livre, à propos des événements actuels, est néanmoins très informée. La pertinence de son examen des obstacles politiques et sociaux au succès de Gorbatchev, et des forces qui jouent en sa faveur, est claire. La dynamique de ce programme qui comprend la décentralisation, la démocratisation et la croissance du rôle social du droit, est explicitée, à l’aide implicite des forces motrices du changement qu’avaient aperçues Starr dans l’histoire russe et soviétique. A part l’appareil central du parti, aucun fondement «structural» ne point pour garantir à Gorbatchev le pouvoir. Par contre, personne ne perçoit nulle part d’alternative, ni à Gorbatchev ni à son programme, et cette donnée psychologique même pourrait suffir à lui assurer une base sociale plus large.

Bialer fait preuve d’une grande intuition mais son analyse demeure journalistique, bien que dans le meilleur sens du terme, à cause de l’absence totale de citations pour ses nombreuses références intéressantes (une déclaration non-identifiée de Gorbatchev, un sondage soviétique publié, «les rumeurs à Moscou»). Ainsi la réflexion sérieuse qu’invite sa conclusion, que «la vision du nouveau système soviétique de Gorbatchev est probablement de marier le capitalisme moderne à un autoritarisme éclairé» [2: 299], est compliquée par le manque de précisions aussi bien documentaires que sociologiques. Cette lacune affaiblit l’apport de son travail, lequel témoigne d’une sensibilité et d’une connaissance intime du contexte politique soviétique actuel.

La sensibilité politique de l’affaire Yeltsine rend plus compréhensible l’absence de notes de référence dans le chapitre que Bialer y consacre [1: 91–119]. A l’aide de ses nombreux contacts à Moscou, il établit un récit qui ne s’achève que par la disgrâce de Yeltsine dans le Comité central du parti (avant son élection au Soviet suprême qui eut lieu après la parution du livre) mais qui demeurera l’une des meilleures analyses­­écrite d’ailleurs d’un style plus net et plus lisible­­que nous aurons de cette période. L’analyse de la dix-neuvième conférence du parti au milieu de l’année 1988 [2: 193–241], que nous offre Bialer, va de paire avec celle de l’affaire Yeltsine. Bialer y raconte les trois phases de la préparation de cette conférence extraordinaire (l’affaire Yeltsine ne marquait que le début de la deuxième), et il résume les décisions qui y furent adoptées: approfondir le processus de la démocratisation, restructurer l’appareil bureaucratique du parti et les tâches de ses fonctionnaires au niveau local, établir un «état légal» à l’aide de la rénovation du système des «soviets» (organes exécutifs à tous niveaux, en commençant par le Soviet suprême). Ainsi, Bialer aborde ici les thèmes les plus importants, qu’il approfondira dans son chapitre sur le programme de Gorbatchev [2: 231–99]. Dans ce chapitre, il traite de ces thèmes du point de vue de la société plutôt que de celui du parti, mais parfois sans fil conducteur. En reprenant ces mêmes thèmes, Timothy Colton analyse les méthodes politiques à l’aide desquelles Gorbatchev cherche à renover le système politique [2: 151–86]. Il va jusqu’à suggérer que les conservateurs n’ont peut-être «nulle part à s’y replier» [2: 180]. Bialer et Colton cherchent à dresser un

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bilan des forces conservatrices et réformatrices, mais ils décrivent les divers résultats politiques possibles dans des termes très généraux.

C’est Thane Gustafson qui réussit, dans un des meilleurs chapitres du livre édité par Bialer and Mandelbaum, à dresser ce bilan. Il y réussit non par l’examen minutieux de l’affrontement des tendances au sein de l’élite mais par l’analyse du système politique et de ses transformations, qui animent les mutations sociales [2: 187–230]. Il explicite les raisons du déclin du pouvoir et de l’autorité de la classe politique soviétique. (Le pouvoir est «un levier qui s’appuie contre une ressource dans l’esprit de l’autre», tandis que l’autorité est «la réputation [des hommes politiques] en tant que décideurs ou leur crédibilité comme porte-parole des valeurs de la société».) Gorbatchev n’est pas révolutionnaire selon Gustafson, qui souligne néanmoins la différence profonde entre les réformes antérieures et le programme actuel. Gorbatchev est réformateur pour autant qu’il n’entend pas permettre à la société de dominer l’État, et son but principal est de rétablir le pouvoir et l’autorité des dirigeants politiques.

Gustafson énumère six moyens qu’emploient ces dirigeants pour ce faire, qu’il vaut la peine de reproduire ici. Ce sont: (1) améliorer la communication avec le public, (2) la rendre plus attrayante et digne de foi, (3) faire l’expérience d’élections pour bousculer la classe politique, (4) encourager le contrôle par le bas pour assurer une législation plus systématique et des garanties légales, (5) fortifier les «leviers économiques», et (6) réinterpréter les fondements idéologiques. Dans cette stratégie, Gustafson remarque trois contradictions qui risquent d’en assurer la défaite. Elle doit se servir de l’ancien pour ériger le nouveau, ses buts doivent coexister avec les buts de l’ancienne stratégie, et par crainte de ne plus pouvoir contrôler l’évolution sociale, elle ne peut permettre ni à la déconcentration ni à la décentralisation de trop se répandre.

De ces contradictions surgissent non seulement le danger du désordre politique, mais aussi le danger que le réformisme gorbatchévien s’abâtardisse en Khrouchtchévisme, c’est-à-dire, en l’usage plus fréquent, par le Secrétaire général, des leviers habituels comme la structure du parti et ses cadres. En effet, le sort des fonctions de l’appareil du parti, c’est là la question clé. C’est là la question qui animait les débats et les divergences qui se révélaient au sein même du Bureau politique lors de la séance plénière du Comité central en juillet 1989. Le succès du programme de Gorbatchev dépend des limites encore à fixer, encore débattues, entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie, entre la participation approuvée et la dissidence, entre l’autonomie et le plan, entre la libre volonté du peuple et la raison d’état. Les limites à fixer entre les deux termes de chaque paire vont contribuer à déterminer s’il y aura une conciliation des valeurs de la classe politique et de celles du public, ou bien la déception et le cynisme du dernier menant à sa renonciation du champ politique et de sa classe.

3. La médiation entre les mutations politiques et sociales

Les événements en Union Soviétique font en sorte que réapparaît ce que l’on a l’habitude d’appeler, en philosophie politique, la «société civile». Au moins, on remarque plus facilement la présence de celle-ci et le dynamisme de son évolution

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accélérée. Lapidus [1: 121–48] résume ces développements de façon complète compréhensible: elle décrit l’impact politique des changements dans la société surtout dans les années 70, elle analyse les tentatives des réformateurs de définir un pluralisme socialiste et leur stratégie sociale pour le faire naître et pour le rendre légitime, et elle ajoute une brève évaluation des effets des réformes introduites jusqu’ici. Cette contribution de Lapidus représente un excellent tour d’horizon, dont la valeur particulière est de ne pas demeurer au niveau des généralités mais d’introduire, à partir d’une optique qui encadrent tous ces phénomènes sociaux, des exemples pertinents qui éclaircissent les changements en cours et leurs relations mutuelles.

De tous les phénomènes sociaux, la question des nationalités est la plus saisissante. On est donc déçu que, dans l’ensemble des cinq volumes, il n’y ait que deux essais qui y soient consacrés: celui de Salitan sur les Juifs [1: 175–192] et celui de Motyl qui porte principalement sur les Ukraïniens [1: 149–174]. Mais il faut reconnaître que la raison probable de cette inattention relative est que les événements se déroulent trop vite­­si vite, en effet, que ces deux chapitres sont déjà presque dépassés.

Remington survole les canaux principaux par lesquels l’élite politique guide la communication politique dans la société soviétique [4]. Dans une série d’essais interreliés, il souligne deux méthodes

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en particulier dont le parti se sert pour la gérer: le travail politique «direct» (l’agitation, la propagande, et d’autres formes qui s’y rattachent) et le fonctionnement des médias écrits et électroniques. Selon Remington, la politique en matière d’idéologie est fonction de la politique générale du parti et alterne entre les phases orthodoxe et pragmatique. La politique idéologique sert non seulement à former les attitudes et le comportement de la population, mais aussi à produire une solidarité politique entre les diverses élites sociales (élites professionelles, techniques, scientifiques, gestionnaires, administratives, etc.).

Remington fournit une évaluation nuancée de l’alternance des impulsions politiques et des développements dans l’organisation des efforts idéologiques. Il expose les composantes propres aux systèmes médiatiques et à la propagande orale, et il présente des données qui tracent le portait des fonctionnaires du parti chargés de contrôler et de surveiller ce système de communication, des cadres nombreux qui y participent en tant qu’activistes à temps partiel, et des journalistes et éditeurs qui animent les médias [5: 29–180]. Enfin il passe en revue les données sur l’utilisation que fait le public soviétique des canaux d’information pour satisfaire leurs besoins particuliers en information et en opinions [5: 181–207]. Remington concentre son attention sur les années 70 and 80, qui offrent bien des détournements en politique idéologique tout en comprenant aussi un tournant vers l’ouverture et le pragmatisme en matière d’idéologie.

Selon Remington, que l’idéologie justifie la dominance politique du parti n’explique pas que cette idéologie soit indispensable. Ce n’est pas le contenu de la doctrine idéologique qui la rend persistante et centrale; c’est plutôt le système et l’organisation de sa propagation, qui ont pour effet de transformer les membres privilégiés de la société en partenaires de l’appareil du parti, qui viennent en aide au petit nombre de cadres à plein temps, tout en partageant la responsibilité de la stabilité du système politique. En guise de conclusion, il spécule sur l’impact différencié du travail idéologique sur les diverses couches de la société, et il soutient que les groupes cooptés à l’activisme idéologique acquièrent des intérêts spéciaux et deviennent ainsi une catégorie sociale dont l’analyste doit tenir compte.

4. Les mutations du système soviétique et la politique internationale: les États-Unis

Au cours des années 80, quelques politologues américains développèrent des optiques théoriques reliées à l’apprentissage de la politique étrangère par les états. Dans ces cinq volumes, les deux essais les plus intéressants sur les relations des États-Unis avec l’URSS font référence de façon implicite à l’apprentissage. Robert Legvold discute, dans un essai profond sur «La guerre, les armes et la politique étrangère soviétique», de l’approche soviétique de la pensée sur la guerre, de l’utilisation des forces militaires en temps de paix (y compris l’intervention dans les crises du Tiers Monde), et du contrôle des armements [2: 97–148]. John Gaddis ne discute pas de l’apprentissage proprement dit de la politique américaine vis-à-vis l’URSS [2: 303–346], mais il cherche à comprendre l’évolution des buts de cette politique depuis 1945.

Legvold trouve que l’environnement externe est plus important que l’environnement interne comme déterminant de ce qu’apprend l’URSS dans les trois champs qu’il étudie. Gorbatchev a présidé et promu l’évolution de la stratégie militaire soviétique, mais il ne l’inventa pas. «A l’origine de la plus profonde motivation qui anime cette évolution, on retrouve l’environnment externe qui se transforme sans cesse.» [2: 114] Legvold a raison; c’est l’environnement externe qui définit ce qu’il faut que l’URSS apprenne pour survivre et s’adapter. La modification de la nature du conflit international conduit à la modification de la pensée stratégique, tandis que de nouvelles techniques se développent pour infléchir son emploi tactique. Mais l’on pourrait apprendre, d’une seule expérience, plusieurs leçons pemettant la survie. Qu’est-ce qui influence donc le choix entre ces multiples leçons possibles? L’environnement politique interne de l’URSS. C’est surtout l’équilibre, entre les diverses tendances au sein du parti et des forces armées, qui influence la vitesse ou la lenteur de l’apprentissage. Le choix parfois involontaire de quand apprendre (ou ne pas apprendre) équivaut, dans un contexte international qui ne se répète jamais, à un choix inconscient de quoi apprendre (ou ne pas apprendre).

Gaddis établit une typologie de cinq politiques entreprises par les États-Unis entre 1917 et aujourd’hui, du renversement du régime jusqu’à la co-existence coopérative, en passant par l’endiguement, les tentatives de changer la structure interne de l’URSS, et la co-existence concurrentielle. Il identifie les fondements implicites de chacune des cinq politiques, leurs périodes chronologiques dominantes, et leurs résultats. Gaddis espère ainsi tirer de l’histoire des leçons qui pourront guider la

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politique américaine future. Il conclut que la co-existence concurrentielle caractérisera, selon toute probabilité, les relations soviéto-américaines à moyen terme. Dans le même sens, William Hyland (rédacteur de la revue Foreign Affairs publiée par le Council on Foreign Relations) déclare que c’est aujourd’hui «une occasion rare» qui favorise l’exploration, par la politique américaine, ds relations «plus constructives mais durables» avec l’URSS. Pour que cette politique ait du succès, souligne Hyland à raison, il faudra non seulement «une gestion conséquente et soignée», ce qui est «extrêmement difficile à mettre en oeuvre dans une société démocratique», mais aussi «l’appui profond du public même lorsque la crise inévitable y jète le défi» [2: 441,455].

William Luers [2: 409–436] soutient que la «nouvelle pensée politique» de Gorbatchev ouvre un grand nombre de possibilités pour les États-Unis, et il énumère une dizaine de «faits réels» dont il faudrait tenir compte pour promouvoir l’amélioration des relations entre les Deux Grands, y compris leur comportement en Europe et au Tiers Monde, pour mieux «gérer la rivalité». Dans une même veine analytique, Joseph Nye commente [2: 385–408] la distinction faite par Arnold Horelick, soviétologue-en-chef de la Rand Corporation, entre deux écoles de la pensée américaine à l’égard des relations avec l’URSS, les extorqueurs («squeezers», qui veulent contraindre les Soviétiques, par la pression de la course aux armaments, à choisir entre la banqueroute et le compromis) et les transigeants («dealers», qui négocient). Nye maintient que la politique interne de Gorbatchev, et surtout la «glasnost» (i.e., la plus grande disponibilité de l’information), joue, pour de nombreuses raisons, en faveur des intérêts américains, et pour cette raison il propose une troisième stratégie axée sur la règle de l’infirmière brittannique Florence Nightingale, «au moins ne faites pas de mal», i.e., ne faites rien qui pourrait avoir pour effet de restreindre l’évolution souhaitée du système soviétique. Les conclusions de Bialer [2: 457–491], qui synthétise et résume les arguments des auteurs du livre qu’il a co-édité avec Mandelbaum, pourraient se résumer par une extension de cette stratégie d’infirmière: «Ne surestimez pas vos pouvoirs, mais n’hésitez pas à faire aussi du bien à autrui si cela permet de favoriser vos intérêts à long terme.»

Gaddis se plaint de ne pouvoir constater que la définition des objectifs de la politique américaine est toujours plus difficile. Ce problème, avoue-t-il, affecte non seulement les analystes mais surtout les décideurs eux-mêmes. Se plaignant en même temps que chaque administration américaine semble devoir recommencer à zéro dans son apprentissage, Gaddis mentionne l’importance de l’environnement interne d’un pays pour le choix des leçons apprises (ou non-apprises) de la vie internationale. Il finit par suggérer encore d’autres facteurs sur le plan intérieur de la politique américaine, qui pourraient expliquer la difficulté d’en cerner les buts. Gaddis souligne donc que l’environnement interne, au lieu de déterminer les leçons à apprendre, conditionne le choix de celles qui seront tirées de l’environnement externe. Il rejoint ainsi la conclusion de Legvold sur l’Union Soviétique.

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5. Les mutations du système soviétique et la politique internationale: l’Europe occidentale et l’Europe de l’Est

Parmi les livres recensés, ceux issus des séminaires du Council on Foreign Relations [3] et de l’Institute for East–West Security Studies [5] touchent à la dimension européenne de la politique soviétique. Le premier présente quatre essais sur les approches ouest-allemande, française, anglaise et américaine envers l’URSS. Dans son essai sur la politique américaine, Stanley Hoffmann [3: 79–111] se sert librement des études de John Gaddis. Sa présentation est donc très similaire à celle de ce dernier, dont il a été question ci-dessus. Mais l’ensemble de ces quatre essais présente un «portrait de famille» très intéressant et très utile, qui met en relief les divergences de «personnalité» des politiques nationales. Pour cette raison, il vaut la peine d’en résumer les traits principaux.

De tous les facteurs qui contribuent à la formation de la politique française, c’est de Gaulle lui-même qui fut le plus signifiant aux yeux de Pierre Hassner, qui voit, également gravée sur la politique française récente envers l’URSS, la signature de Mitterrand [3: 25–52]. Mais ce dernier se distingue du Général en appuyant le désarmement et en ne concevant pas la construction de l’Europe comme un contrepoids à une conspiration éventuelle des Deux Grands. Hassner explique que la France n’a pas de politique envers l’Union Soviétique. Bien qu’elle ait cherché à l’élaborer indépendamment plusieurs fois depuis 1945, elle a été contrainte chaque fois de se replier sur l’OTAN. C’est parce que la France traite l’URSS comme un côté dans une série de triangles (France–URSS–RFA, France–URSS–USA, France–URSS–Europe de l’Est, etc.). Pour la France, l’unité de l’OTAN n’est pas un bien en soi mais un moyen néanmoins efficace de contrôler la tendance neutraliste allemande et la tendance unilatéraliste américaine.

Le Royaume-Uni intègre sa force nationale de dissuasion à l’OTAN et permet l’implantation des forces nucléaires américaines sur son territoire. Edwina Moreton [3: 53–78] traite du triangle USA–Angleterre–URSS pour démontrer que la valeur de l’OTAN pour le Royaume-Uni est précisément comme outil de promouvoir la concertation de la politique occidentale. (Notons que cette logique est l’inverse de celle de la France.) «En toute probabilité, le Royaume-Uni continuera à regarder le cadre de l’Alliance comme garant de sa propre sécurité, et de chercher à aider l’Alliance à gérer ses relations avec l’URSS sans chercher à s’emparer de cette gestion» [3: 77].

Pour Gregory Treverton, il n’est pas exclu que la RFA devienne un jour une puissance nucléaire. Cela constitue «la piste stratégique que nous suivons, bien que ce ne soit pas la piste politique». Selon lui, un government nationaliste de gauche pourrait être plus favorable à cette évolution qu’un gouvernment de droite, puisque le premier voudrait se préoccuper des dépenses sociales sans établir une défense

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rigoureuse traditionnelle [3: 18–19]. Toujours selon Treverton [3: 1–24], la politique ouest-allemande à l’égard de l’URSS est conditionnée par un consensus national, au-delà des partis politiques, qui s’est établi autour de cinq principes: la stabilité européenne, la croissance du commerce et la désapprobation des embargos, un contrôle accru sur les armements presque sans s’interroger sur ce que contiendraient les accords eux-mêmes, la dissuasion nucléaire liée à la diminution du nombre de ces armes implantées en sol allemand, et le détachement politique de la RFA des États-Unis à l’extérieure de l’Europe.

Le livre publié par l’Institute for East–West Security Studies [3] contient quelques observations toujours pertinentes, sur les divergences entre les États-Unis et les membres de la CEE sur la question du commerce avec les pays de l’Est [3: 102–108], mais il met plutôt l’accent sur les intérêts communs partagés avec les petits pays de l’Europe de l’Est. En effet, cet institut est le seul organisme nord-américain de recherche appliquée sur les relations internationales, qui a pour vocation de réunir les spécialistes ressortissants des pays de l’Europe occidentale et de l’Europe de l’Est, pour discuter des questions ayant rapport à la sécurité internationale. Si la plupart des conclusions sont encore une fois dépassées par les événements (e.g., la recommendation de conclure un accord sur les FNI), c’est peut-être parce qu’elles ont guidé ceux-ci. Les changements politiques en Europe de l’Est sont trop récents pour en avoir tenu compte. L’importance de leur éventualité est néanmoins signalée, et encadrée d’ailleurs d’une perspective qui intègre aussi les aspects économiques, sociaux, et militaires des relations Est–Ouest en Europe [Hardi, 3: 41–45].

6. Conclusion

Les ouvrages sur l’évolution des politiques soviétiques interne et externe ne cessent de paraître, et les analyses ne cessent d’être dépassés par les faits. Pour ne prendre qu’un exemple, Hauslohner conclut sur deux propositions qu’il qualifie de «potentiellement très contestables»: que la justification théorique de la politique d’endiguement, qui était propre à l’ère de la Guerre froide, ne s’accorde plus aux réalités actuelles; et que la base et la rationalité des réformes entreprises par Gorbatchev ont été préparées même avant son accession au pouvoir [1: 77–78]. Mais à la fin de 1989, année même de la parution du livre, personne ne les contesterait d’une façon sérieuse. Que Bialer termine son chapitre sur Yeltsine [1: 91–120] par son exclusion du Bureau politique (son élection au Soviet Suprême ayant lieu aussi après la parution du livre), témoigne de la même difficulté.

Mais il ne s’agit aucunement de dénigrer les efforts nécessaires pour se tenir au courant. Puisque les informations sur les développements soviétiques ne cessent de se multiplier, un ouvrage de synthèse par un auteur unique devient de moins en moins possible, bien que des monographies spécialisées commencent déjà à paraître sans

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toujours arriver à de conclusions fermes concernant le sort des réformes. Ces ouvrages collectifs restent donc un moyen plus important que d’habitude, de présenter des analyses encore, et nécessairement, en gestation. Les spécialistes reconnaissent que la lenteur des processus sociaux a pour effet de retarder à la fin du siècle un jugement même provosoire sur la tentative de reconstruire et de transformer l’économie et la société soviétiques.

L’accélération de l’évolution du système soviétique rend difficile le dépassement d’une approche semi-journalistique. De cela, la mutiplication de l’information disponible est aussi responsable. Il y a au moins dix ans, la grande théorie semblait disparaître de la soviétologie sérieuse. C’est maintenant la théorie médiatrice entre les grandes conceptions et les faits, qui est menacée de disparition. Les demandes émanent de la société pour que les experts expliquent ce qui se passe, obligation professionnelle que tout spécialiste doit reconnaître, découragent néanmoins la réflexion plus profonde.

Ce qui manque à la plupart des analyses, c’est une approche qui serait à la fois empirique et théorique. (Sont exclus aussi de tels auteurs comme Besançon et Zinoviev, qui n’appartiennent même pas à une tradition philosophique, pour autant qu’ils ne cherchent pas à lier une approche normative à l’examen systématique des faits et des événements. Par contre, Arendt avait réussi à démontrer la pertinence de la philosophie politique aux mutations de la vie moderne, mais elle n’est plus parmi nous.) Les meilleurs essais sur l’évolution de la politique interne réussissent à en présenter les grandes tendances d’une façon organisée et systématique, tout en établissant des liens catégoriques entre les divers types de développements [Gustafson, 2: 187–230; Lapidus, 1: 121–148; Remington, 5: 133–156].

On suppose parfois que la politique étrangère d’un pays évolue, en général, par degrés moins marqués que la politique interne. Du moins en ce qui concerne l’Union Soviétique aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Les essais sur la politique internationale qui ont le plus grand succès [Legvold, 2: 97–132; Soldaczuk, 3: 67–82; Treverton, 5: 1–24] sont ceux qui prennent comme point de départ une revue analytique du passé récent pour en cerner les tendances les plus signifiantes et, plus encore, les sources de ces tendances dans la vie internationale ou dans la politique étrangère d’un pays quelconque.

Bien que les influences mutuelles entre l’évolution de la politique interne de l’URSS et sa politique étrangère soient évidentes à l’échelle la plus générale, les événements se succèdent peut-être trop vite, et sont trop nombreux et trop saisissants pour permettre l’examen des liens précis du «linkage» interne-externe. Si l’information sur les affaires soviétiques nous inonde aujourd’hui, nous oublions parfois l’importance de cette information pour la prise de décision chez eux. Eux aussi, ils en ont peut-être trop.

La glasnost est d’abord une politique de l’information, laquelle, une fois reçue par les instances décisionnelles, est transformée, à travers des étapes organisationnelles, en politique à mettre en oeuvre. La presse soviétique continue à jouer, dans le recueil

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de l’information pertinente à la décision aussi bien que dans son analyse et dans sa transmission, un rôle que l’on ne peut pas surestimer. Pour analyser plus profondément les changements en Union soviétique, il faut mieux comprendre les relations, toujours plus intimes et complexes, entre la politique de l’information et la prise de décision en matière de politiques diverses. C’est donc dans l’étude de la glasnost comme phénomène d’information, et non comme simple source d’informations sur les événements, que l’on pourra retrouver un cadre analytique pour comprendre, et qui inclut l’évolution de la politique soviétique sur le plan aussi bien extérieur qu’intérieur.

De Lénine à Gorbatchev, chaque nouveau leader soviétique a cherché à consolider son pouvoir à l’aide des réformes du système de la presse. De tels réformes lui ont toujours permis d’imprimer sur le système politique les lignes directrices principales de ses politiques. Les changements qu’a introduits Gorbatchev ouvrent la voie à la transformation profonde du système politique même. Il serait donc logique d’entreprendre une étude comparée des réformes du système de la presse soviétique, ce qui comprendrait aussi l’analyse sociologique des organisations journalistiques (voir Remington). La nouvelle loi sur la presse, attendue depuis deux ans mais qui, en tant que projet de loi, n’est guère sortie des mains des juristes, en est un point de départ.


Dr. Robert M. Cutlersitecourriel ] a reçu ses diplômes octroyés du MIT et de l'Université de Michigan, où il a soutenu sa thèse doctorale en Science politique. Il est spécialiste et consultant dans les affaires internationales de l'Europe, la Russie, et l'Eurasie depuis la fin des années 70. Il a occupé des fonctions d'enseignement et de recherche à des universités du premier rang mondial, aux États-Unis, au Canada, en France, en Suisse et en Russie. Aussi a-t-il publié de ses articles aussi bien dans des revues scolaires, et d'actualité politique, que dans les médias imprimés et électroniques, et ce dans trois langues.

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First Web-published: 05 January 2008
Content last modified: 05 January 2008
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