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Ni démocratie ni totalitarisme?

Robert M. Cutler

Résumé : Cet essai de philosophie politique réprésente un réflexion sur le sort des réformes gorbatchéviennes sous l'optique de la particularité de l'URSS et de sa tradition révolutionnaire parmi les pays socialistes, les relations entre l'opinion et le pouvoir, l'abîme entre celui-ci et la société, et la question des nationalités non-russes au sein de l'URSS. Table de matières : 
  1. [Remarques introductives]
  2. La particularité Soviétique parmi les pays de l’Est
  3. Que le pouvoir crée l'opinion ne comble pas l'abîme qui le sépare de la société
  4. La Russie Soviétique et les non-russes soviétiques
Citation suggérée pour cette page : 

Robert M. Cutler, « Ni démocratie ni totalitarisme », L’analyste, no. 31 (automne 1990): 35–37, disponsible à ⟨http://www.robertcutler.org/op90ana.htm⟩, retrouvé le 15 November 2024 .


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Ni démocratie ni totalitarisme?

Robert M. Cutler

0. [Remarques introductives]

L’essence des régimes à parti unique est en mutation, de sorte que l’exposé magistral de Raymond Aron dans Démocratie et totalitarisme est maintenant dépassé. L’opposition entre ces deux termes n’est plus à l’origine des contradictions politiques qui animent la vie actuelle dans les pays de l’Est. Cette origine se trouve aujourd’hui dans l’opposition entre deux conceptions de la démocratie: la démocratie parlementaire versus le centralisme démocratique.

Traçons brièvement les origines occidentales du parti unique pour en comprendre la signification. Les idées qui alimentèrent l’évolution de la pratique révolutionnaire bolchévique de Lénine viennent de français comme Robespierre, Babeuf et Blanqui. Pour ces révolutionnaires la conspiration était l’expression naturelle de l’activité d’un club politique. Cette mode d’expression était devenue nécessaire à cause des imperfections de la démocratie parlementaire qui permettait au pouvoir de limiter sinon d’interdire l’activité politique qui s’exprimait par des moyens plus ouverts. Une minorité politique devait agir principalement en privé pour être efficace.

Les idées de ces révolutionnaires français furent adaptées par Tchernychevski et par Tkatchov aux circonstances russes, où, à cause de l’absence quasi-totale des institutions médiatrices entre l’opinion et le pouvoir, il fallait être auto-suffisant aussi bien dans la morale que dans la politique. La logique révolutionnaire de Tchernychevski fut donc fondée—comme celle de Robespierre et de Babeuf—sur la Raison. Comme Camus l’a remarqué dans L’homme révolté, puis démontré dans Les justes, cette rationalité était très morale. Ajoutons que la mise en oeuvre des idées révolutionnaires françaises fut aussi conditionnée en Russie par un contexte socio-politique où il manquait au pouvoir et à l’opinion des structures médiatrices enracinées et légitimes.

Les années 1980 ont vu, dans toute une série de pays de l’Amérique latine, une transition de l’autoritarisme vers la démocratie. L’Occident comprendra mieux l’évolution semblable qui s’est produite en Europe de l’Est, en se rendant compte que cette transition ne part pas de l’opposition irréconciliable entre la démocratie et le totalitarisme. De même que les continuateurs libéraux de Robespierre, Babeuf et Blanqui ont beaucoup fait pour perfectionner les démocraties parlementaires,

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les dirigeants actuels de la plupart des pays de l’Est cherchent eux aussi à perfectionner la démocratie parlementaire, mais après avoir dû passer par le centralisme démocratique. Comme l’a dit le Vaclav Havel au congrès américain, la démocratie n’est jamais achevée, mais tout le monde cherche à la perfectionner. Les Etats-Unis n’ont qu’un seul avantage, c’est celui d’avoir l’expérience de deux siècles ininterrompus sur cette voie.

1. La particularité Soviétique parmi les pays de l’Est

Le principe organisationnel du centralisme démocratique est l’unitarisme. Une fois la politique décidée, un membre contestataire n’a le droit ni de protester au sein du parti ni d’en sortir pour rechercher des appuis à sa dissidence. La démocratie parlementaire est aujourd’hui fondée sur les principes libéraux voulant que tout intérêt a le droit de s’exprimer, et que l’affrontement des intérêts qui en découle est une condition naturelle, voire nécessaire au règlement des différends. L’isolement envers le monde extérieur, qui fut la condition sine qua non du maintien du monopole du parti sur les communications, n’est plus une réalité. Pour sortir de cette impasse il faut recourir au public. Mais quel public? Celui que reconnaît le pouvoir ou celui qui existe indépendamment de ce dernier?

Dans la mesure où la société civile se rétablira au vu et au su de tous dans les pays de l’Est, les partis léninistes deviendront des partis « comme les autres », à supposer qu’ils ne s’effondreront pas. Partout dans les pays de l’Est, à l’exception de l’URSS où l’ancien régime fut renversé lors de la Première Guerre mondiale et non après la Seconde, d’anciennes formations politiques renaissent. En tant que structures médiatrices entre l’opinion et le pouvoir, elles contribuent au perfectionnement de la démocratie parlementaire.

Ce n’est là qu’une des différences importantes entre l’URSS et les petits pays de l’Est, qui fait que ceux-ci traversent plus facilement le chemin qui conduit à la démocratie parlementaire. Ces différences qui tiennent à l’histoire sociale, intellectuelle et politique sautent aux yeux du lecteur quotidien des journaux. On ne doit pas s’étonner de l’évolution qui se produit en Union soviétique. De même que la transformation du Québec après la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’une société rurale à une société urbaine, a posé la base préalable à la révolution tranquille, l’URSS a vécu, de la mort de Staline jusqu’à celle de Brejnev, une transformation profonde dont on ne commence qu’à voir les retombées.

Les trois décennies de 1953 à 1982 ne sont guère la « période de stagnation » que dépeint le régime actuel. On assiste alors à la féminisation de la main d’oeuvre, à l’émergence économique du secteur de services qui prévaut sur l’agriculture à partir des années 70, au développement des sciences et du génie comme moteur du développement économique, à la différentiation sociale. La fixation sur Brejnev et sur son cercle intime a empêché les spécialistes occidentaux de remarquer ces développements. Si l’on assiste à la fragmentation de la société soviétique aujourd’hui, c’est parce que Staline l’a homogénisée artificiellement. La soi-disant « stagnation » de cette période ne s’applique qu’aux institutions politiques et économiques.

C’est à cause de leur ignorance des transformations sociales, économiques et intellectuelles que beaucoup d’observateurs occidentaux s’étonnent aujourd’hui du développement de la conscience populaire dans les pays de l’Est. Même les mineurs soviétiques en Ukraïne sont très avancés en ce qui concernent l’utilisation des médias et l’élaboration des stratégies politiques. La tranquillité avec laquelle s’est passé le renversement des systèmes marxiste-léninistes en Europe de l’Est (à l’exception de la Roumanie) témoigne également de cette conscience. La « perestroïka » représente une tentative de la part du parti soviétique d’éviter d’être totalement dépassé par l’évolution de la société. Mais comme Catherine la Grande, Gorbatchev est confronté au dilemme du despote réformateur: une fois la réforme commencée, ses limites s’éloignent de l’observateur, comme l’horizon d’un voyageur, au fur et à mesure que l’on s’y approche. Gorbatchev n’est pas le catalyseur de cette évolution, il en est le produit.

2. Que le pouvoir crée l'opinion ne comble pas l'abîme qui le sépare de la société

La différenciation et la fragmentation de la société soviétique, évoquées ci-haut, ont lieu à travers le pays, mais elles s’appliquent aux différentes régions selon des conditions différentes, avec différents points de départ économiques et sociaux, et avec des vitesses différentes. Pour évaluer l’opposition entre les forces sociales qui favorisent l’évolution en cours et celles qui lui sont contraires, il convient de distinguer entre trois secteurs du système politique: l’élite (i.e., les cercles dirigeants les plus hauts), le régime (i.e., les institutions de l’état et les niveaux intermédiaires de son appareil bureaucratique), et les masses (i.e., la grande majorité qui ne fait pas partie des deux autres secteurs).

Il n’y a aucune résistance importante parmi les élites des pays de l’Est aux changements en cours, sauf en URSS, où l’opposition éventuelle à Gorbatchev ne réussit pas à proposer un programme cohérent. Même les conseillers de Ligatchev, qui fait figure, dans la presse occidentale, du chef de cette tendance, sont d’accord à 80 pour cent, avec le pro-

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gramme de réformes économiques de Gorbatchev, qui a réussi à définir les paramètres du débat.

Pour saisir le problème des institutions médiatrices et de leur enracinement, examinons d’abord le rôle du parti. Il faut, pour ce faire, adopter un point de vue sociologique. Il y a trois catégories de membres qui attirent l’attention. La première catégorie, les fonctionnaires du parti, n’est pas un groupe homogène. Gorbatchev a réussi à écarter la plupart des anciens brejnévistes des rangs intermédiaires et régionaux, bien que ceux-ci se maintiennent dans les régions rurales de la République russe et en Asie centrale. Mais, puisque leur environnement politique a évolué depuis cinq ans, ils sont là plutôt comme individus que comme membres d’un groupe corporatif. La formation prochaine du gouvernement de la République russe est une clé pour déterminer leur sort; le populisme de M. Yeltsine, qui se limit à des critiques du programme de Gorbatchev sans présenter des idées positives pour le promouvoir, n’est pas très loin du conservatisme de M. Ligatchev, qui a reconnu en février dernier le bien-fondé du diagnostic gorbatchévien des maux qui affligent la société et la politique soviétiques. Ce conservatisme est aujourd’hui plus enraciné dans les couches sociales qui souffrent des pénuries de la perestroïka, et qui cherchent à sauvegarder ou à obtenir des privilèges dans cette situation qui ne peut que s’aggraver, que dans les rangs du parti lui-même.

La deuxième catégorie de membres comprend les spécialistes qui sont membres du parti pour des raisons d’avancement de carrière. Ce sont eux qui font figure, aujourd’hui, de réformateurs extrémistes dans le Soviet suprème et dans les régions. Ce phénomène reflète la différenciation qui s’est produite dans la société soviétique depuis trente ans et la multiplication des intérêts qui caractérise toute économie nationale industrialisée. Les instutitions politiques dont Gorbatchev a hérité n’ont pas été faites pour gérer cette évolution de la société. Elles n’ont pas permis, par exemple, de choisir entre différentes manières de redistribuer la richesse sociale. Les institutions créés par Gorbatchev représentent une tentative de sortir de ce cul-de-sac.

La troisième catégorie de membres comprend les représentants du parti dans les anciennes institutions médiatrices, entre le pouvoir et l’opinion, institutions qui sont aujourd’hui discréditées en grande partie. Par exemple, la Ligue de la jeunesse communiste n’a jamais été un organe du parti mais une soi-disant « organisation sociale » animée par lui. La pertinence politique de ces organisations est de plus en plus douteuse, surtout lorsqu’on observe la multiplicité de « groupes informels » qui apparaissent quasi-spontanément à la suite de la levée de l’interdiction de la liberté d’expression.

3. La Russie Soviétique et les non-russes soviétiques

La question des nationalités, et des institutions médiatrices qui expriment leur volonté, est la clé pour comprendre l’évolution future de l’URSS. Mais la perspective du cercle dirigeant actuel du parti est plus limitée que celle du leadership sous Brejnev. Le Bureau politique de Brejnev comprenait trois catégories de membres: des non-russes, des russes ayant une expérience administrative hors de la République russe, et des russes n’ayant pas cette expérience. Chaque catégorie comprenait environ le tiers des membres du Bureau politique brejnévien; tandis que le Bureau politique de Gorbachev comprend, dans une proportion de six sur sept, des russes qui ont passé toute leur carrière dans la République russe. Il a fallu l’éclatement du conflit en Nagorno-Karabakh pour faire comprendre à Gorbatchev qu’il existe une « question nationale ». Mais il n’a pas de politique à propos de cette question. La manière selon laquelle il l’aborde n’est que le « résidu » de ses autres politiques.

On aurait pu croire que le démantèlement de l’empire soviétique en Europe de l’Est permettrait à Gorbatchev de sortir de la « stagnation » en transformant le système de relations entre les nationalités soviétiques, en ranimant l’économie soviétique, et en repondant aux attentes qu’il a fait naître dans le grand public soviétique. Mais cela n’a pas eu lieu. Gorbatchev s’est montré prêt à éliminer le léninisme organisationnel du parti afin de conserver son hégémonie politique. Vers la fin de 1989, il s’apprête à dissoudre cette hégémonie politique afin de conserver l’intégrité politique de l’URSS. Et plus récemment, il semble s’apprêter à sacrifier l’intégrité politique de l’URSS afin de conserver l’hégémonie d’un système politique « restructuré ».

L’Empire russe s’est étendue avant la consolidation nationale du peuple russe, qui a toujours intégré les peuples frontaliers au fur et à mesure que s’étendait cet empire. (Rome avait elle aussi une frontière mal définie permettant l’intégration des ethnies non-romaines.) La frontière de la Russie a toujours été mal définie, et il en résulte que les russes débattent passionnément de la question, « Qui est russe? ». Une question pareille ne pourrait pas se poser aux allemands, par exemple. Il y a là une différence importante entre l’Union soviétique (en tant que puissance impériale héritière de la Russie) et l’Autriche ou encore la Turquie. Au vingtième siècle, « empire » a toujours impliqué « décolonisation »; mais une perspective historique plus longue laisse comprendre que cela n’est pas inévitable. Le déclin soviétique sera sans doute différent lui aussi.


Dr. Robert M. Cutlersitecourriel ] a reçu ses diplômes octroyés du MIT et de l'Université de Michigan, où il a soutenu sa thèse doctorale en Science politique. Il est spécialiste et consultant dans les affaires internationales de l'Europe, la Russie, et l'Eurasie depuis la fin des années 70. Il a occupé des fonctions d'enseignement et de recherche à des universités du premier rang mondial, aux États-Unis, au Canada, en France, en Suisse et en Russie. Aussi a-t-il publié de ses articles aussi bien dans des revues scolaires, et d'actualité politique, que dans les médias imprimés et électroniques, et ce dans trois langues.

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Texte: Copyright © Robert M. Cutler <rmc@alum.mit.edu>
Première rédaction informatisée: 1995-11-06
Dernière modification du contenu: 1995-11-06
Première fois localisé à cet URL: 1999-02-24
Cette rédaction informatisée: Copyright © Robert M. Cutler
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